Interview

LE CHEMINEMENT DE MAURICE MAGNONI

Pendant que Maurice cultive son jardin, Magnoni cueille des fruits étranges dans le blanc des cieux. Maurice arpente ensuite quelques espèces d’espaces alors que Magnoni tourne une page instrumentale. Composition,-décomposition: c’est à un cheminement perpétuel que la musique est conviée ici. Arrivé aujourd’hui à un point de suspension, le musicien appelle le peintre à la rescousse et se forge une image du son. Dialectique intérieure-extérieure, organisation de l’improvisation et retour à la page d’entrée: Magnoni envie ceux qui ne se posent pas trop de questions, pendant que Maurice réfléchit à l’état du monde. Paradoxe un: la simplicité n’est pas si simple que ça. C’est de la complexité réduite à sa plus simple expression. Paradoxe deux: le musicien ne transmet pas ses émotions. Il invite au partage et dans le meilleur des cas à la communion. D’où une certaine exigence et des propos pas si vains qu’il n’y paraît.

Quels sont les compositeurs que tu aimes et que tu écoutes?

Maurice Magnoni: C’ est amusant que tu me poses cette question-là parce qu’ en venant ici, je me suis demandé quel était pour moi le sens du mot « compositeur », et ce qu’il en était dans le jazz. En fait, j’ai l’impression qu’ils sont tellement peu nombreux dans le jazz, les compositeurs, que je préfère réserver ce mot pour la musique classique. Je ne retranche d’ ailleurs rien au travail des autres en disant cela, mais dans le jazz, je ne vois guère qu’Ellington, Mingus, Wayne Shorter… Pour moi, ce sont eux les compositeurs. Il y a bien sûr d’autres artistes qui, comme Miles Davis, écrivent des thèmes fantastiques et organisent de la musique magnifique. Mais ces thèmes sont écrits pour qu’on s’en souvienne plus facilement ce qui n’est pas forcément un travail de composition. Il y a, par ailleurs, des tas de musiciens qui, de manière plutôt anecdotique, écrivent de la musique. Le compositeur, lui, c’est quelqu’un qui se préoccupe essentiellement de ça. C’est son principal cheval de bataille. Dans le jazz et dans les musiques apparentées, les artistes composent surtout par opportunité, parce que c’est un bon moyen de gagner de l’argent, ou parce que c’est une expérience enrichissante. Certains ne le cachent même pas, comme un collègue qui se vante d’avoir la faculté d’écrire très vite. Un compositeur ça n’écrit en règle générale pas très vite. Même Gil Evans, qui arrangeait la musique avec la démarche d’un compositeur, écrivait avec une lenteur invraisemblable. Il soupesait chaque note, chaque accord, chaque voix. À quelques exceptions près, qui s’expliquent historiquement -un Mozart par ex.– les compositeurs écrivent plutôt lentement.

Et si on prend ce terme au sens existentiel, à savoir ce avec quoi le musicien peut ou doit composer?

Maurice Magnoni : Alors là, il y a beaucoup de pistes. Je me souviens que quelqu’un a demandé à Coltrane s’il composait volontiers et Coltrane a répondu qu’il n’y tenait pas vraiment. Il disait que son envie, son besoin, était de travailler des espaces particuliers et qu’il n’écrivait que s’il ne trouvait pas de musiciens qui auraient déjà composé quelque chose allant dans cette direction… Je comprends bien cette démarche-là. Je me souviens aussi que Christy Doran, dans une interview que tu avais faite de lui, disait qu’il travaillait en fonction d’un orchestre déjà constitué. Christy est donc quelqu’un qui n’organise la musique que lorsqu’il y a un projet concret et des musiciens avec qui travailler ; d’autres développent une musique dans leur coin, très élaborée ou non, puis partent à la recherche des musiciens nécessaires. Je crois quant à moi que je partage un peu ces deux tendances, celle de Christy et celle de Coltrane J’écris de la musique pour circonscrire un espace qu’il m’intéresse de fréquenter, de vivre, ce qui est un travail solitaire et dans ce cas-là, je n’ai pas besoin d’autres motivations que la mienne. L’autre chose consiste à travailler avec un ensemble de gens déjà constitué. Ainsi, les pièces que j’ai écrites pour grande formation l’ont toujours été pour des musiciens précis. Je travaillais en sachant que Ian Gordon-Lennox serait au tuba ou Marc Erbetta à la batterie… Cela faisait partie des paramètres que j’utilisais dès le début. Ensuite, les musiciens n’avaient aucune surprise en improvisant: ils étaient dans un monde qui leur appartenait déjà. Cette démarche coïncide avec les projets que j’ai réunis sous le label  » Etat des sons « , y compris une collaboration avec Jacques Probst pour une pièce de théâtre à la Comédie de Genève, qui allait plus vers la musique contemporaine. Aujourd’ hui je me retrouve devant une sorte de paradoxe. Je ne sais pas bien mais il se peux que je vive la même chose que Gil Evans: plus le temps passe, moins on écrit. Je ne dis pas moins on joue. De fait, je passe plus de temps à organiser de la musique qui est improvisée sur le moment plutôt qu’à la fixer à l’avance. Il faut dire aussi que ce que j’entends et que j’aimerais organiser pour beaucoup de monde ressemble aujourd’hui plus à de la musique contemporaine, et que je n’ai pas les moyens d’écrire. Je ne rechignerais d’ ailleurs pas au travail nécessaire pour acquérir ces moyens, mais ce faisant, je perdrais certainement le geste qui appartient à l’improvisateur. Du coup, je perdrais aussi une grande partie de la substance de la musique.

A propos d’ écriture et de cette sensation de suspension qui m’ habite, je me rappelle aussi d’ une interview très désagréable d’Olivier Messiaen, désagréable parce que le journaliste lui demandait pourquoi il avait mis 6 ans pour composer un opéra alors que Mozart le faisait en 6 mois. De là à conclure que Mozart avait plus de talent que Messiaen, il n’y avait bien sûr qu’un pas. Et Messiaen a répondu sans s’énerver qu’il n’a pas mis 6 ans pour écrire son opéra, mais 5 ans et demi pour enlever tout ce qui avait déjà été fait, et que cette question-là ne se posait pas à l’époque de Mozart. Il faut du temps pour trouver l’endroit que tu n’as pas encore exploré, ou simplement celui qui est frais et qui chante à sa manière. Ce n’est pas vraiment un problème d’innovation, plutôt d’authenticité… J’ai besoin d’être naïf, peut-être. J’ai accumulé une quantité de choses, du trio au grand orchestre, du free total à la musique sophistiquée, des trucs binaires aux standards. Je ne peux pas reprendre tout ça simplement parce que j’en vois aujourd’hui qui touchent le jackpot, je n’y arrive pas.

J’envie les musiciens qui ont trouvé une seule voie et continuent ;moi j’ai l’impression de devoir sans cesse passer à autre chose. Par certains côtés je pourrais ressembler à Charles Lloyd : ce pseudo-coltranisme vaguement babaïsant l’énergie en moins. Et je l’envie de pouvoir continuer sur cette voie sans se poser apparemment trop de questions. Et je pense que je pourrais emprunter la même voie et tirer mon épingle du jeu avec des musiciens comme Joël Allouche, Palle Daniellson ou Rita Marcotulli. J’envie aussi Doudou Gouirand qui est capable de trouver un concert, d’inviter Paul Bley et de monter sur scène sans programme. Il prend son alto et se dit qu’il pourrait commencer par un solo. Puis il passe au soprano et commence un autre solo. J’envie cela, mais je n’arrive pas à fonctionner ainsi et à en être satisfait. J’ai besoin d’être authentique, et pour cela il me faut de nouveaux projets. Je peux me répéter quand je cause ou quand j’enseigne, je peux jouer dix fois de suite le même morceau en restant authentique, mais il y a beaucoup de domaines en musique où cela ne marche pas ainsi. Alors je laisse tomber et j’essaie autre chose.

Où en es-tu arrivé aujourd’hui?

Maurice Magnoni : Je ne suis pas quelqu’un qui s’encouble dans les fils du téléphone ou dans les difficultés de la vie pratique. Par contre, je m’encouble dans la pensée des fils du téléphone, ce qui est beaucoup plus difficile à localiser, parce que cette pensée surgit à n’importe quel endroit. C’est sacrément retord ! L’état de la scène musicale actuelle, j’entends par là l’impact du marché et toutes les incidences qui en découlent sur les musiciens, rendent extrêmement pénibles les possibilités de publier sa musique et de donner des concerts. Le Vienna Art Orchestra est un orchestre qui a débuté comme le Big Band de l’AMR, avec de jeunes musiciens et des circonstances qui s’y prêtaient. Ils ont beaucoup travaillé ensemble, et quand ils ont trouvé une unité, Matthias Rüegg a commencé à chercher des concerts. Les musiciens touchaient trois fois rien, mais ils voulaient vivre cette aventure. Et petit à petit, l’orchestre a pris de la substance et est devenu ce qu’il est. Mais aujourd’hui, il est impossible de faire la même chose avec de jeunes musiciens, excepté peut-être aux Etats-Unis. En Europe, Il n’est plus possible de se lancer ainsi. Si tu veux monter un projet, on te demande « C’est combien? ». Pour pouvoir répondre à cette question, il faut avoir une création aboutie et des concerts. Et si tu veux avoir des concerts, on te demande « Il y a qui dedans? ». Et pour obtenir un oui, il faut au moins un musicien célébré par les médias, qu’il joue bien ou mal. Sans cela, il n’y a aucune chance. La situation est similaire face aux boîtes de disques, aux diffuseurs et aux médias. Pour ma part, je n’ai pas le besoin fondamental d’écrire de la musique et de l’organiser pour psychologiquement survivre. J’ai seulement besoin de la musique et de mon instrument : mon travail quotidien me suffit presque. Bien sûr, on peut faire d’autres discours et d’autres analyses, mais intérieurement, c’est comme cela que je le vis.

Le travail d’instrumentiste ne nourrit-il pas la composition au sens large?

Maurice Magnoni: Je ne suis pas certain. L’expérience que j’ai sur ce plan est très étrange. C’est de l’ordre du jardinage. Quand tu plantes quelque chose, tu enlèves la mauvaise herbe, tu aères, tu arroses, et au bout d’un moment, il faut s’arrêter. Il faut simplement que la plante pousse. À ce moment, tu te préoccupes d’autre chose, de la même manière que dans le Go, lorsqu’il y a une situation un peu tendue à un endroit, tu déplaces le centre du jeu. En même temps, tu oublies ce que tu as planté et tu es surpris de voir que quelque chose surgit ailleurs que là où tu l’attendais. Si tu travailles le son par exemple, tu attends qu’il y ait des progrès, quelque chose qui fasse vivre le son. Et quelque chose surgit, mais ailleurs sans que tu t’ y attendes, quelque chose que tu avais planté avant. Idem pour le phrasé: tu as beau le travailler à fond, tu t’aperçois un jour que c’est le son qui va très bien. C’est donc extrêmement difficile de dire s’il y a un lien ou non. Je sais ce que je travaille et pourquoi je le fais, mais l’incidence de ce travail sur ma musique ne devient claire au mieux que lorsque je donne beaucoup de concerts. Je peux par exemple travailler des standards pendant deux mois puis jouer avec Claude Jordan dans un contexte complètement ouvert, pour découvrir que j’ai fait des progrès dans ce domaine-ci qui n’a aucun rapport direct avec les standards. Il y a peut-être des liens, du style Web, quand tu cliques sur un machin. Mais dans le travail du musicien, ces liens ne sont pas affichés.

Lorsque tu organisais de nombreux projets pour grande formation, y avait-il une technique de composition pour toi?

Maurice Magnoni: J’ai passé beaucoup de temps à étudier. J’ai habité 5 ans à Paris, où j’ai passé énormément de temps à la bibliothèque du Centre Beaubourg. J’étudiais les quatuors à corde de Bartok, Ligeti, Messiaen. Mais je n’ai pas essayé d’appliquer cela, et je ne sais pas du tout quel a été l’impact de ces études sur ce que j’ai composé. Dans le domaine du jazz, j’ai beaucoup écouté de musiciens et j’ai beaucoup repiqué de plans, sans savoir non plus si cela aurait un impact sur ma musique. Je me suis posé des tas de questions. Du coup mon travail de composition n’était pas naïf, mais en même temps ma motivation première était complètement de l’ordre de l’intuition et de l’envie. À la base, il y avait le principe du plaisir, et ensuite des tas de questions. Est-ce que les réponses que j’ai pu apporter et intégrer dans cette zone intuitive procèdent d’une technique précise? Je ne crois pas.

Le premier Etat des Sons était une commande pour le premier festival de la Bâtie qui ne se déroulait pas au Bois de la Bâtie même. J’ai reçu 750 francs pour composer et travailler avec neuf musiciens : pour écrire la musique, la copier et donner trois concerts. J’avais réuni des amis avec lesquels j’avais envie de travailler, et j’ai été très surpris du résultat. Entre le projet qu’on en a et le résultat à la fin, il n’y a pas beaucoup de ressemblances! À l’époque, j’avais attribué cela à mon absence de cohérence, mais aujourd’hui, je me rends compte que ce n’était peut-être pas la raison. Ligeti mentionnait ce problème dans une interview et ça m’a beaucoup rassuré, parce qu’il en parlait comme s’il s’agissait d’une sorte d’évidence, de condition presque. Le second Etat des Sons était aussi une commande, en France cette fois-là. J’avais écrit deux morceaux, et comme cela me plaisait, j’ai complété la musique. Une autre fois, en Italie, on m’a demandé d’écrire quelque chose autour du thème de la folie. Les organisateurs avaient demandé à George Russel, à Mathias Rüegg et à moi-même. Je dirigeais un orchestre avec des musiciens suisses et italiens, et la suite s’appelait « Many Faces to Foly ». Le travail à la Comédie lui, a fait suite à mon séjour à Paris. J’ai essayé de mettre à profit les réflexions que j’avais faites là-bas et de travailler sur la mise en scène de la musique. Tous ces travaux résultaient de commandes. Pour travailler spontanément, il faut avoir des gens disponibles. Mingus faisait la distinction entre les orchestres qui sont là pour donner des concerts et ceux qui se constituent pour travailler, simplement pour la musique et sans contraintes. Jimmy Giuffre a fait la même chose. Si je pouvais avoir cela ici aujourd’hui, je le ferais tout de suite. Il y a beaucoup de musiciens qui fonctionnent comme cela à New York.

Tu m’as dit sortir actuellement d’une phase de travail intensif comme instrumentiste. Est-ce pour ces raisons que tu t’es trouvé dans cette phase?

Maurice Magnoni: Oui, en bonne partie. À un moment donné, je m’étais aperçu que j’avais beaucoup investi dans le projet de quelqu’un d’autre. Je travaillais sur ses compositions, sur l’organisation et la tenue de l’orchestre, la recherche de concerts, etc… C’était une histoire d’amitié et je suis quelqu’un qui fonce assez vite dans des projets de ce type. Même si je ne les gère pas toujours bien, je suis assez sensible aux dynamiques de groupe. Et le jour où cette histoire s’est arrêtée pour moi, je me suis retrouvé un peu « gros Jean comme devant ». Ensuite, j’ai eu deux ou trois expériences du même ordre qui ont été difficiles à vivre. Par ailleurs , je ressentais très fort le besoin de travailler l’instrument, et j’ai décidé de développer cela. Le travail que j’ ai fait avec Franco d’ Andrea en est un des points marquant. Il est vrai que je ne suis pas un très bon sideman. Non pas parce que je suis incompétent, mais parce que je prends trop de place, que j’ai trop facilement des opinions sur les choses, sur le fait de composer, sur le chorus ou sur l’espace. Ça marche très bien si l’espace musical qui se crée et pour lequel je suis engagé ressemble à ce que j’aurais tendance à faire, ce qui est le cas de beaucoup de jazzmen, il ne faut pas s’illusionner. La collaboration est excellente avec des musiciens comme Serge Lazarevitch, Philippe Aerts ou Mathieu Michel, parce qu’on est proches les uns des autres. Il n’y a pas besoin de discuter et chacun trouve sa place facilement. Mais ce n’est pas souvent le cas. Dans le cadre du Big Band de Lausanne et du quatuor de saxophones Al 4 As, je joue du baryton et non pas du ténor. Comme je me projette moins dans le baryton que dans le ténor, cela laisse de la place aux autres et c’est très bien comme cela.

Tu as fait pas mal de recherches durant ton parcours, dans des domaines très différents. Est-ce qu’il y a des éléments extra musicaux qui comptent dans ton travail de composition?

Maurice Magnoni: J’ai l’impression qu’il y a là un lien direct. Pendant une période, je me suis nourri de la littérature, ensuite du cinéma et maintenant de la peinture. Il y a des influences très nettes: par exemple, le premier Etat des Sons a été écrit sous l’influence directe du cinéma et de la littérature. Plus le temps a passé, plus je me suis rapproché de la peinture. J’affectionne énormément le travail de Nicolas de Staël. Comme je suis aujourd’hui dans un travail d’improvisation et de collaboration, je cherche un espace musical qui, dans mon ressentir, a trait à l’espace pictural de Nicolas de Staël. Je ne cherche pas à traduire cet espace, mais à avoir la sensation intérieure, personnelle, de cet espace. Quand je regarde un tableau, j’ai une sensation que j’essaie de retrouver dans le cadre de la musique. Est-ce que je la transmets, est-ce que les autres la perçoivent? Je n’en sais rien au fond et ça m’est un peu égal. Je suis plus gêné de ne pas le savoir quand la parole est en jeu, vu que j’aime bien formuler les choses assez précisément, j’aime aussi bien être sûr d’avoir été compris dans ce que j’ai dit. Dans certaines cultures traditionnelles, on doit répéter la phrase de son interlocuteur parce que c’est le seul moyen de savoir si le sens est bien perçu. En musique, c’est beaucoup plus délicat et, au fond, cela ne me regarde pas.

Pour en revenir à ton nouveau projet en quartette,  » Sskies « . Comment se déroule le travail d’improvisation qui est à la base de la démarche?

Maurice Magnoni : Tout a commencé lorsque j’ai entendu Claude Jordan et Hervé Provini répéter en duo au Sud des Alpes. J’ai écouté trois minutes et ils faisaient une sorte de pâte sonore que je recherchais depuis très longtemps et que je n’avais pas les moyens de produire avec mes instruments. J’aurais pu l’écrire, comme je l’ai dit auparavant, mais ça m’aurait fait perdre le geste de l’improvisateur. Avec Claude et Hervé, je pouvais envisager une troisième dimension qui était un espace. J’avais aussi l’impression d’avoir les clés de cet espace pour pouvoir y avancer facilement. Et j’ai constaté en effet que tout se mettait en place spontanément : à la première répétition, nous avons travaillé très intuitivement, sans besoin de beaucoup parler. Chaque fois qu’on s’est vu, ça a marché à cent pour cent. Dans ce cas, on a vraiment fait de la composition spontanée, et en même temps je ne voulais surtout pas que le résultat ressemble à de la musique dont on dit qu’elle est improvisée. Quand on écoute certaines pièces que nous avons jouées, on se dit qu’il est impossible d’avoir improvisé cela, et pourtant ! Avec le quartette, je veux rester dans cette dimension-là. Je ne sais pas quel sera le devenir de ce projet, mais je sais que j’ai obtenu ce que je voulais, et c’est la raison pour laquelle j’ ai beaucoup insisté pour sortir ce disque.

Avez-vous des tournées en perspective?

Maurice Magnoni : Je le souhaite énormément, mais pas encore, il faut attendre la sortie du disque. Il n’ est pas encore pré-annoncé dans télérama (rires). J’ai toujours réussi à faire tourner plus ou moins mes projets, sauf un disque d’histoire que j’avais édité par mes propres moyens (  » Duets « ). C’était une série de duos avec différents musiciens que je n’avais pas forcément envie de vendre. À part ça, j’ai toujours fait des disques à partir desquels construire et développer. C’est le cas pour le duo avec Franco d’Andrea, mais malheureusement Franco est coincé : il enseigne le vendredi et le samedi au conservatoire de Bolzano, un lieu très reculé. On peut trouver des concerts le dimanche et le jeudi, mais pas trop loin, ou le lundi, le mardi et le mercredi. Autant dire qu’on ne tourne pas beaucoup. Avec ce nouveau quartette, je veux aussi tourner. Mais de la même manière dont je m’encouble dans la pensée des fils du téléphone, je peux aussi m’encoubler dans la pensée des disponibilités de Christy Doran. Mais je vais travailler dans ce sens. Je me suis mis récemment à l’Internet et au courrier électronique vu qu’une bonne partie du travail se fait par ce biais aujourd’hui.

La base de ton travail d’improvisateur est-elle dans le geste et l’intention?

Maurice Magnoni : Etrangement, la base se situe dans deux ou trois conventions qui sont plus de l’ordre de la pétition de principe. On dit par exemple qu’on commence où on commence, mais qu’on se souvient de où on a commencé. Quoi que les liens puissent nous suggérer, on revient à la première page, comme quand on surfe sur le Web. Pour moi, un des devoirs du musicien par rapport à l’auditeur, dans le cadre de cette musique, est de poser un acte de confiance, ce qui est évidemment beaucoup plus facile pour un musicien qui est connu. Ceux qui payaient 60 francs pour aller voir Fernand Reynaud se fendaient la malle avant d’entrer dans la salle. Donc, on doit obtenir la confiance des spectateurs : on les embarque quelque part dans un monde, par le biais de cette communion dont on parlait tout à l’heure. Notre devoir de musicien, me semble-t-il, est de ramener les auditeurs à un endroit sûr pour eux. C’est comme dans les rites d’initiation : celui qui fume du peyotl reste durant tout le voyage avec un initié qui le surveille et ne le laisse pas terminer sa vie dans la folie. Il te ramène… J’ai trop vu de concerts où les musiciens n’avaient pas ce souci-là, ce qui faisait que j’en sortais mal. Durant des périodes de fragilité, il m’a parfois fallu des jours pour me sortir de ces histoires, du voyage qui m’avait été proposé. N’ayons pas peur des mots, c’est une question d’éthique (rires)

Quels sont tes nouveaux projets après cette phase dédiée à l’instrument?

Maurice Magnoni : Je ne sais pas. Ce qui me traverse la tête actuellement, sans vouloir préjuger du devenir des choses, c’est que j’ai pris contact avec Nicolas Sordet pour expérimenter mes possibilités avec un musicien qui travaille uniquement avec l’électronique et l’ordinateur. L’idée est d’inviter ensuite Fredy Studer à jouer en trio avec nous. Ensuite, j’ai pensé à un nouvel Etat des Sons, mais je ne sais pas comment le réaliser. Peut-être qu’il faut m’y prendre comme Ornette Coleman a mis au point sa  » suite de la Chapaqua  » . Il y a un quatuor à cordes qui rentre par touches dans le travail orchestral. J’ai pensé à dix milles choses, mais je ne sais rien de ce qui va advenir. Tout dépendra de l’ouverture du monde. Tirons le Yi King et on verra s’il faut passer par la porte de l’ouest ou rester au fond de sa grotte… On verra l’état du monde.

Qu’est-ce que l’électronique peut t’apporter comme organisateur ou compositeur de musique?

Maurice Magnoni : Au début, je me suis posé la question de savoir comment faire de la matière sonore à partir d’un saxophone. En général, le traitement qu’en font les musiciens ne me plaît pas. Je peux être impressionné par le courage ou le jusqu’au-boutisme de Hans Koch ou de Urs Leimgruber, mais à la limite je trouve cela déplacé. Je ne crois pas au saxophone préparé et je n’ai jamais vraiment entendu un saxophoniste faire quelque chose de convaincant sur ce plan. J’ai donc renoncé à ça en me disant qu’il ne fallait pas être envieux de tout ( c’ est raté d’ ailleurs…)(rires) L’électronique m’offre par contre une pâte sonore que je peux travailler autrement via l’écriture, comme dans la musique contemporaine mais avec beaucoup plus de souplesse. Vu qu’on maîtrise relativement peu et qu’il y a beaucoup de surprises, j’y retrouve l’élément esssentiel de l’improvisation, qui me rattache avec la vie. J’aime beaucoup cet aspect-là et j’ai la chance de travailler avec des gens qui maîtrisent déjà très bien l’électronique, comme Claude Jordan ou Christy Doran. Et même certains DJ de haut niveau qui font des choses fantastiques.

Enseignes-tu régulièrement?

Maurice Magnoni: Oui, J’enseigne le saxophone à l’école professionnelle de jazz, et je suis prof de flûte, clarinette et saxophone au Conservatoire Populaire de Musique. Je m’occupe des anches et j’ai de plus en plus d’élèves, en classe professionnelle. J’ai beaucoup de plaisir et d’intérêt à ce travail, et je crois que c’est partagé. Je suis très content et je crois que même si j’étais multimillionnaire et que je n’avais plus besoin d’enseigner pour vivre, je le ferais encore. Ce travail m’apporte énormément à des tas d’endroits, pour les structures mentales, l’échange avec des musiciens, les remises en question. Pas vraiment pour la composition, mais pour la compréhension de l’être et du fonctionnement des instrumentistes, pour saisir à quel point on vit dans des univers complètement différents les uns des autres, et comment on peut transmettre, induire des choses sur ce plan.

Tu parlais avant de l’état du monde et j’évoquais ce pseudo-marché qui ne marche pas. Que faudrait-il à ton avis pour stimuler les processus créatifs?

Maurice Magnoni : (éclate de rire) Je crois qu’il y a des questions sans réponse. En fait, j’attends un changement du monde. J’attends que ce soit plus favorable. Qu’est ce qui pourrait faire que ce soit plus favorable? Je ne vais pas dire qu’il nous faudrait une bonne guerre même si beaucoup de gens disaient cela non pas pour souhaiter du malheur aux autres, mais parce qu’ils pensaient qu’un changement du monde de cette ampleur-là aurait des implications localement et ponctuellement favorables. Je ne sais pas ce que le monde va amener. Mais je sais qu’il nous faudrait une appréhension du temps un peu différente que cette espèce d’immense course au plus rapide et au plus court possible. Malheureusement, tout va dans ce sens-là aujourd’hui, et c’est vrai dans la recherche scientifique également.. Si on adopte l’appréhension du temps à l’Africaine par exemple, le rapport à la création devient complètement différent. Dans ce sens-là, l’Afrique aurait énormément à nous apporter. Mais dans la situation actuelle, le seul moyen est d’aller soi-même là-bas. Ici, c’ est perdu et pour longtemps. Il y a quelques personnes qui arrivent bien à se situer dans d’autres zones. Je pense à Paolo Fresu par exemple. Il n’est pas pressé et il s’en fout. Et ça passe très bien ainsi. Il m’est arrivé de penser parfois, en menant un travail associatif, qu’on arriverait à débloquer des trucs comme cela. Mais finalement je ne crois pas, même si le travail associatif est important. Cela dépend d’un état du monde que je ne peux pas changer. « I was not made to change the world at large, nore is it in my intention to sound the battle charge. » C’est une citation de Bob Dylan qui expliquait qu’il avait un peu changé d’optique par rapport à son engagement du début. Et à la fin, il dit  » So I’ll just sit and watch the river flow « . Pour ma part, je n’ai pas encore réussi à m’asseoir et à regarder la rivière couler. Je m’y essaie, mais je ne suis pas sûr que cela me convienne vraiment.

C. Steulet VIVA LA MUSICA